Les négociations sont un aspect fondamental du monde des affaires. Elles servent de pont entre des intérêts divergents pour parvenir à des solutions mutuellement avantageuses. Que cela soit pour fusionner des géants de l’industrie, acquérir des startups prometteuses, former des alliances stratégiques ou naviguer lors des crises financières, la négociation nécessite une combinaison d’habileté tactique, de compréhension des motivations et des enjeux, ainsi que d’une vision stratégique à long terme. Dans cet article, nous explorerons quatre cas de négociations d’entreprise qui ont marqué les mémoires. Chacun de ces cas offre des leçons uniques sur les stratégies de négociation, les défis à surmonter et les facteurs clés de succès dans le monde complexe et souvent impitoyable des affaires.
1. L’Acquisition de Whole Foods par Amazon (2017)
L’acquisition de Whole Foods en 2017 a été un point de bascule dans l’évolution du secteur du e-commerce mondial. Elle s’inscrit par ailleurs dans la compétition que se livrent Amazon et Walmart dans le domaine de l’alimentation. Avant cette acquisition, Amazon dominait déjà le e-commerce, mais cherchait à étendre sa présence dans l’alimentaire. Whole Foods, de son côté, était un leader historique sur le marché des aliments naturels et bio, mais le groupe était confronté à une concurrence accrue et à des pressions sur les prix.
Avant son rachat, Whole Foods était dans une situation précaire. Pendant plusieurs années, l’entreprise avait subi des pressions pour soutenir un cours boursier en chute libre et inverser la tendance baissière de ses bénéfices. En avril 2017, le fonds spéculatif Jana Partners, spécialisé dans l’investissement socialement responsable, a révélé qu’il avait acquis une participation de près de 9% dans Whole Foods, et mettait la pression sur la direction demandant notamment une refonte du conseil d’administration, a rapporté le Wall Street Journal.
Ne voulant pas céder le contrôle, le PDG de Whole Foods, John Mackey, et son équipe ont approché divers acheteurs potentiels, dont Warren Buffet et la chaîne de magasins d’alimentation Albertsons, qui ont décliné. Mackey a alors contacté Jeff Bezos pour discuter d’une fusion. Fin avril, les dirigeants de Whole Foods et d’Amazon se sont rencontrés à Seattle. John Mackey a décrit plus tard qu’il avait été immédiatement séduit par Jeff Bezos. Dans les pourparlers, Amazon, représenté par Goldman Sachs, a posé deux conditions (ce qu’on appelle en négociation un “point de rupture”) : le maintien d’une discrétion absolue et une négociation exclusive. Si l’affaire s’ébruitait dans la presse ou si Whole Foods allait se vendre au plus offrant, Amazon se retirerait des discussions.
Le 23 mai, Amazon a soumis son offre d’achat : 41 dollars par action, 17% au-dessus de la cote boursière de Whole Foods à l’époque. Le 30 mai, le conseil d’administration de Whole Foods s’est réuni pour discuter de ses options. In fine, le groupe a décidé de se concentrer sur la conclusion d’un accord avec Amazon.
Whole Foods a fait une contre-offre de 45 dollars par action, soit près de 14,4 milliards de dollars. Amazon a proposé une offre finale de 42 dollars par action. Une fois de plus, le géant du e-commerce a intimé à Whole Foods de ne pas approcher d’autres acheteurs potentiels, assurant être prêt en contrepartie à conclure l’accord rapidement. Whole Foods a accepté l’offre le 15 juin 2017, pour un montant de 13,7 milliards de dollars.
Dans cette négociation, Amazon a donc réussi à éliminer les offres de rachat concurrentes en faisant de l’exclusivité une condition de ses discussions avec Whole Foods. La stratégie a été efficace, puisqu’un accord a été trouvé rapidement. Mais certains aspects liés aux adéquations de culture d’entreprise, par exemple, n’ont pas été abordés. Ainsi, un an après la négociation, de nombreux employés de Whole Foods étaient mécontents des changements imposés par Amazon, comme l’introduction de nouvelles procédures de gestion des stocks.
2. L’Accord d’IBM et Lenovo (2005)
Au début des années 2000, IBM est un géant incontesté dans le secteur informatique, réputé pour ses innovations et sa présence mondiale. Malgré sa stature, les marges de la division PC d’IBM étaient déclinantes dans un marché de plus en plus concurrentiel. En parallèle, Lenovo, entreprise relativement inconnue en dehors de la Chine, émergeait rapidement comme un acteur majeur grâce à sa domination du marché chinois des PC.
Les négociations entre IBM et Lenovo ont été complexes, impliquant plusieurs aspects techniques, financiers et politiques. Un point central de la négociation était la valeur de la division PC d’IBM. Lenovo cherchait à acquérir non seulement des actifs physiques mais aussi la marque et la technologie, ce qui nécessitait une évaluation prudente et une négociation minutieuse.
Un autre enjeu significatif était les préoccupations politiques et économiques. Étant donné que Lenovo était une entreprise chinoise et IBM une icône américaine, l’accord a attiré l’attention des régulateurs et des politiciens, soulevant des questions sur la sécurité nationale et l’emploi. Les deux parties ont dû naviguer dans un environnement réglementaire complexe pour s’assurer que l’accord respectait toutes les lois et réglementations internationales.
Le processus de négociation a également impliqué des discussions approfondies sur l’intégration post-acquisition, avec un accent particulier sur la manière dont les employés, la technologie et les cultures d’entreprise seraient fusionnés pour créer une entité synergique et efficace. In fine, le siège mondial de l’activité PC de Lenovo s’est établi à New York, tandis que Stephen Ward, alors vice-président exécutif d’IBM, a récupéré le poste de PDG de Lenovo après la transaction.
Après des mois de négociations intenses, l’accord a été conclu en décembre 2004 pour environ 1,75 milliard de dollars. Il a été définitivement validé en mai 2005, après investigation sur les éventuels risques en matière de sécurité nationale pour les Etats-Unis. Grâce à cet accord, les deux acteurs du marché de l’informatique formèrent une alliance stratégique dans le domaine des PC à l’échelle mondiale, dans le cadre de laquelle IBM obtint 18,9% du capital de la nouvelle société Lenovo.
L’acquisition a eu plusieurs répercussions mondiales. Premièrement, elle a marqué l’une des plus importantes acquisitions chinoises d’une entreprise occidentale, témoignant de l’émergence de la Chine en tant que force économique de premier plan. Deuxièmement, cela a transformé le paysage concurrentiel du marché des PC, avec Lenovo devenant le troisième plus grand fabricant de PC au monde presque du jour au lendemain.
En conclusion, l’acquisition de la division PC d’IBM par Lenovo en 2005 est un exemple éloquent des dynamiques complexes des négociations commerciales internationales. Cet accord a non seulement marqué un tournant stratégique pour les deux entreprises, mais a également eu un impact significatif sur le paysage économique mondial. Il démontre l’importance d’une évaluation minutieuse des actifs et des marques dans les transactions transnationales, ainsi que la nécessité de naviguer avec adresse dans un environnement réglementaire et politique délicat. Ce cas illustre également la montée en puissance des entreprises asiatiques sur la scène mondiale, re-définissant le paysage concurrentiel dans l’industrie technologique. L’histoire de cet accord reste un exemple pertinent de la manière dont les entreprises mondiales doivent s’adapter, négocier et collaborer pour réussir dans un environnement économique en constante évolution.
3. La vente d’Alstom (2014)
Au début de 2014, Alstom traversait une période difficile. L’entreprise d’Etat, principalement connue pour ses activités dans les secteurs de l’énergie et des transports, faisait face à des dettes considérables et avait un besoin urgent de liquidités. Cette situation financière précaire mettait en péril non seulement l’avenir de l’entreprise, mais aussi celui des milliers d’employés en France et à l’étranger. Le rachat de la branche énergie d’Alstom est aussi le récit d’une négociation sur fond de guerre économique entre les Etats-Unis et la France.
Fin 2013, quelques mois avant la vente d’Alstom Power, l’entreprise reconnaît auprès de la justice américaine des faits de corruption commis par des officiels en Arabie saoudite, Indonésie, Egypte, ou encore à Tawaïn, entre 2000 et 2011. Des enveloppes de cash servaient à s’assurer que le groupe remporte des contrats importants à l’international. À l’issue de ce procès, Alstom doit payer une amende de 772 millions de dollars. En janvier 2014, le ministre de l’Économie Arnaud Montebourg apprend la possibilité de cet accord par la présidente de GE France. Il convoque alors Patrick Kron, PDG d’Alstom, qui l’assure que le groupe n’a aucunement l’intention de vendre le pôle énergie et nie en bloc l’information.
En avril, l’éventualité d’une vente d’Alstom est évoquée dans les médias, laissant Arnaud Montebourg, fervent défenseur du « Made in France », dans l’embarras. En tant que ministre, il essaie de former une alliance européenne avec Siemens pour contrecarrer la vente. Cependant, en août, il est remplacé par Emmanuel Macron. Accusé par certains de corruption dans cette affaire, Macron approuve la vente, la qualifiant d’« alliance industrielle ». Le 19 décembre 2014, l’Assemblée générale d’Alstom approuve le rachat de sa branche Énergie par GE pour 13 milliards d’euros. Les tractations autour des conditions de l’accord ont été gardées secrètes. L’affaire ne s’arrête cependant pas là. Plusieurs anciens cadres d’Alstom ont émis des soupçons selon lesquels les États-Unis auraient lancé dès 2010 une enquête pour corruption contre l’entreprise française dans le but de la prendre pour cible.
Dans les documents divulgués par Edward Snowden en 2015 via WikiLeaks, il est révélé que l’espionnage des entreprises françaises par les services de renseignement américains est une pratique courante. La NSA est même sollicitée par la justice américaine pour collecter des données sur des accords commerciaux de grande envergure. Dans son ouvrage « Le piège américain », paru en janvier 2019, un ex-cadre d’Alstom, ayant passé deux ans en prison aux États-Unis, soutient que General Electric avait exercé une pression sur la direction d’Alstom pour contraindre la vente de la société.
La saga du rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric en 2014 est un cas d’étude fascinant sur l’importance cruciale de la collecte et de la vérification rigoureuse des informations dans le cadre de négociations complexes et à forts enjeux. Cette période troublée pour Alstom, marquée par des difficultés financières et des accusations de corruption, a mis en lumière la vulnérabilité des grandes entreprises dans un environnement économique et politique mondialisé.
La situation d’Alstom, aggravée par une amende substantielle pour corruption, a créé un terrain propice pour des négociations de rachat à plusieurs niveaux. Dans ce contexte, l’accès à des informations fiables et leur analyse précise étaient essentiels pour les décideurs, tant chez Alstom que chez General Electric et au sein du gouvernement français. L’affaire a été compliquée par des révélations sur l’espionnage industriel par les services de renseignement américains, ce qui souligne l’importance d’une veille informationnelle et sécuritaire accrue dans de telles circonstances.
Le rôle joué par les acteurs politiques français, notamment Arnaud Montebourg et Emmanuel Macron, met en évidence la nécessité pour les gouvernements de disposer d’informations complètes et actualisées pour intervenir efficacement dans des transactions qui affectent l’économie nationale et l’emploi. La tentative de Montebourg de former une alliance avec Siemens, et la décision ultérieure de Macron d’approuver la vente à GE, démontrent comment les informations recueillies et interprétées peuvent orienter les décisions politiques et économiques.
De plus, l’histoire du rachat d’Alstom révèle les risques associés à la dépendance d’une entreprise vis-à-vis de marchés étrangers et de législations internationales. Les allégations de pression exercée par General Electric, ainsi que les implications de l’espionnage par la NSA, suggèrent un paysage où l’intelligence économique et la protection des données deviennent centrales dans la survie et la réussite des entreprises.
En somme, le rachat d’Alstom par General Electric souligne l’importance de la collecte, de l’analyse et de la vérification des informations dans un monde globalisé où les entreprises et les gouvernements doivent naviguer dans un labyrinthe de concurrence économique, de manœuvres politiques et de risques juridiques. Cette affaire rappelle que dans les négociations commerciales internationales, la possession et la compréhension d’informations exactes et opportunes sont aussi cruciales que les ressources financières ou les atouts stratégiques.
4. L’Acquisition de WhatsApp par Facebook (2014)
Avant l’acquisition par Facebook, en 2014, WhatsApp était remarqué pour sa croissance exponentielle, avec des centaines de millions d’utilisateurs actifs dans le monde. Son service de messagerie simple, rapide et sécurisé avait capturé une part importante du marché, dépassant bon nombre de ses concurrents. Facebook, dirigé par Mark Zuckerberg, reconnaissait l’importance croissante de la messagerie mobile dans la communication numérique et cherchait à rattraper son retard dans ce domaine. L’entreprise venait d’essuyer un refus de rachat de la part de Snapchat. L’acquisition potentielle de WhatsApp représentait donc une opportunité stratégique pour Facebook.
Les négociations entre Facebook et WhatsApp ont été menées en toute confidentialité. Les deux parties ont tenu plusieurs réunions secrètes, notamment dans la villa de Mark Zuckerberg. Facebook a d’abord fait une offre importante, reconnaissant la valeur et le potentiel futur de WhatsApp. Cependant, Jan Koum (co-fondateur de WhatsApp) et son équipe étaient préoccupés par la préservation de la vision et de l’autonomie de WhatsApp.
Des points de tension ont émergé autour de questions telles que la protection de la vie privée des utilisateurs de WhatsApp, l’intégration des deux plateformes et la structure de leadership post-acquisition. Koum, en particulier, voulait s’assurer que WhatsApp resterait fidèle à ses principes de base, y compris l’absence de publicités et le respect de la confidentialité des utilisateurs.
Après quelques semaines de négociations, les deux parties ont finalement convenu d’un accord où Facebook acquerrait WhatsApp pour 19 milliards de dollars. Le plus gros contrat sur Internet depuis le rachat de Compaq par Hewlett Packard (pour 25 milliards de dollars) dix ans plus tôt a été conclu le week-end de la Saint-Valentin dans les bureaux des avocats de WhatsApp. Les dirigeants de WhatsApp ont eu peu de temps pour examiner les détails, comme la clause sur la monétisation. In fine, le montant était tel qu’ils n’ont pu refuser. D’autant que Mark Zuckerberg a joué de séduction, assurant aux dirigeants de WhatsApp qu’ils n’auraient « aucune pression » sur la monétisation pendant les cinq années suivantes. A ce jour, WhatsApp ne diffuse toujours pas de publicités, même si cela pourrait changer à l’avenir.
La somme de l’accord représente un record à plusieurs titres. Il s’agit d’abord de la plus grosse opération dans le secteur du high-tech depuis. Ensuite, parce que le prix payé est élevé : Facebook a déboursé 42 dollars par abonné.
L’impact de l’accord sur le marché des réseaux sociaux a été considérable. Il a non seulement renforcé la position de Facebook en tant que leader dominant dans l’espace de communication numérique mais a également déclenché une série d’acquisitions et de consolidations dans l’industrie. Cela a également soulevé des questions et des préoccupations réglementaires sur la concentration du pouvoir dans les mains de quelques plateformes et sur la protection de la vie privée des utilisateurs.